Rue/muR

Le projet Rue/muR est une installation poétique proposée dans le cadre du festival Histoire et Cité. Le thème de l'édition 2024 du festival, "dans la rue", a donné l'occasion au collectif Poésie-Action d'inviter les passant-es de la Rue de-Candolle à une expérience de lecture inédite, sous la forme d'un affichage monumental. Parce que la poésie est habituellement lue et partagée à petite échelle, et parce qu'à l'inverse les signes géants de l'espace urbain sont d'ordinaire réservés à des inscriptions commerciales ou institutionnelles, ce projet invite à explorer des rapports différents entre les textes poétiques et les discours de l'espace public.
Durant la composition de la bâche, le collectif Poésie-Action a été frappé par la richesse des résonances entre le poème de Dante et de très nombreux enjeux contemporains. Pour éprouver toute l'épaisseur historique du geste qui consiste à remettre de vieux poèmes en action aujourd'hui, il invite le public à faire une lecture partiale de cette installation, en se laissant à aller aux évocations les plus actuelles à partir de ces mots du XIVe siècle.
L'installation présente la majeur partie du chant XXVI de l'Enfer de Dante. Dans ce passage, le héros grec Ulysse, damné pour ses ruses en temps de guerre, prend la parole et nous raconte comment il a fait voile vers sa perte en abandonnant les siens pour repartir insatiablement à la conquête de l'inconnu, alors qu'il revenait pourtant à peine de sa célèbre odyssée sur les mers d'Europe.
Suivant la luminosité et l'heure du jour, on peut aussi déchiffrer au centre de la bâche un paragraphe tiré du Si c'est un homme de Primo Levi. Témoignant de sa déportation à Auschwitz, Levi raconte s'être justement souvenu de Dante et de son chant d'Ulysse. La mémoire de ce poème fait office pour lui de ressource essentielle face à l'horreur, et il ressent alors le besoin urgent de le transmettre à Pikolo, un autre détenu.
Au lieu de sacraliser ces textes déjà extrêment canoniques, le projet invite à s'interroger sur la nature historique de la réception et de la création, par les lectrices et les lecteurs, du sens poétique. Dans cette idée, plusieurs éléments textuels sont disloqués ou mis en évidence, soit sous forme de fragments plus massifs, soit sous forme de petites "lucioles" de signification, comme autant d'invitations à la réinterprétation.
Le paragraphe de Primo Levi, qui doit être déchiffré avec persévérance sur l'installation, plus ou moins dissimulé en fonction de la lumière qui le fait disparaître, est le suivant :

Je retiens Pikolo: il est absolument nécessaire et urgent qu’il écoute, qu’il comprenne ce «come altrui piacque» avant qu’il ne soit trop tard; demain lui ou moi nous pouvons être morts, ou ne plus jamais nous revoir; il faut que je lui dise, que je lui parle du Moyen Âge, de cet anachronisme si humain, si nécessaire et pourtant si inattendu, et d’autre chose encore, de quelque chose de gigantesque que je viens d’entrevoir maintenant seulement, dans une intuition qui a duré un instant, le pourquoi peut-être de notre destin, du fait que nous sommes ici aujourd'hui...

Nous reproduisons aussi ci-dessous le texte de Dante, dans une superposition entre sa version italienne (pour les passages que Primo Levi cite dans son propre récit) et la traduction française de Jacqueline Risset :

Nous partîmes, et sur cet escalier

qui nous avait fait pâlir à le descendre,

mon maître remonta, me tirant après lui.


Nous poursuivîmes la route solitaire,

parmi les fragments et les rochers du pont

où le pied sans la main ne pouvait avancer.


Je souffris alors, et à présent je souffre encore,

quand ma pensée revient à ce que je vis,

et je freine mon esprit plus que de coutume,


pour qu'il ne coure pas sans que vertu le guide,

afin que si un astre, ou la grâce divine

m'a fait un don, je ne m'en prive moi-même.


Comme le paysan se reposant sur le coteau,

pendant le temps où le flambeau du monde

nous tient sa face le moins longtemps cachée,


à l'heure où la mouche fait place au moustique,

voit des lucioles dans la vallée

là où le jour il vendange et laboure;


ainsi resplendissait la huitième bolge,

d'autant de flammes, comme je m'en aperçus,

dès que je fus là d'où le fond se découvre.


Et comme celui que les ours vengèrent

vit le char d'Élie à son départ,

quand le chevaux montèrent droit dans le ciel,


si bien qu'il ne pouvait, à le suivre des yeux,

voir autre chose que la flamme seule

qui s'élevait, comme un petit nuage;


ainsi chacune s'avançait dans le creux

de la fosse, car nulle ne montrait son butin,

et chaque flamme enferme un pécheur.


Je me tenais sur le pont, m'avançant pour voir,

tellement que si je n'avais saisi une saillie,

je serais tombé au fond, sans être heurté.


Mon guide, en me voyant si attentif:

«Les âmes se tiennent dans ces feux», dit-il;

«car elles s'entourent de ce qui les embrase.»


«Mon maître», répondis-je, «à te l'entendre dire,

j'en suis plus sûr; mais déjà je m'étais avisé

qu'il en était ainsi, et je voulais te dire:


Qui donc est dans ce feu si fourchu à sa pointe

qu'on dirait qu'il jaillit du bûcher

où furent mis Étéocle et son frère?»


«Là-dedans», me dit-il, «endurent leur tourment

Ulyse et Diomède; ainsi ils vont ensemble

au châtiment comme ils allaient à la colère;


et dans leur flamme ils pleurent

la ruse du cheval qui ouvrit la porte

par où sortit la noble semence des Romains.


Ils y pleurent la ruse qui fit que, morte,

Déidamie se plaint encore d'Achille,

et y expient le vol du Palladium.»


«S'ils peuvent parler dans ces flammes,

maître», lui dis-je, «je te prie,

et te reprie, et ma prière en vaille mille,


ne me refuse pas d'attendre ici

que la flamme fourchue se rapproche;

vois comme, de désir, vers elle je m'incline!»


Il répondit: «Ta prière est digne

de grand éloge, aussi je te l'accorde;

mais veille bien à retenir ta langue.


Laisse-moi parler: car j'ai compris

ce que tu veux; et ils dédaigneraient,

comme ils furent grecs, peut-être, tes paroles.»


Lorsque la flamme fut arrivée au point

où mon guide jugea qu'il était temps et lieu,

je l'entendis parler en cette forme:


«Ô vous qui êtes deux dans un seul feu,

si j'ai mérité de vous dans ma vie,

si j'ai mérité de vous peu ou prou,


quand j'écrivis mes hauts vers dans le monde,

ne partez point: que l'un de vous me dise

où, se perdant lui-même, il est allé mourir.»


La maggior corno de la fiamma antica

cominciò a crollarsi mormorando,

pur come quella cui vento affatica;


indi la cima qua e là menando

come fosse la lingua che parlasse

gittò voce di fuori, e disse: «Quando


je quittai Circé, qui me cacha

plus d'une année là-bas près de Gaète,

prima che sì Enea la nomasse,


ni la douceur de mon enfant, ni la pieta

del vecchio padre, né ’l debito amore

lo qual dovea Penelopé far lieta,


ne purent vaincre en moi l'ardeur

que j'eus à devenir expert du monde

et des vices des hommes, et de leur valeur;


ma misi me per l’alto mare aperto,

seul avec un navire et quella compagna

picciola da la qual non fui diserto.


Je vis l'une et l'autre rive jusqu'à l'Espagne,

jusqu'au Maroc, et à l'île des Sardes,

et autres que cette mer baigne, tout autour.


Mes compagnons et moi, nous étions vieux et lents

lorsque nous vînmes à ce passage étroit

où Hercule posa ses signaux


acciò che l’uom più oltre non si metta:

je laissai Séville à main droite,

à main gauche j'avais déjà passé Ceuta.


'Ô frères', dis-je, 'qui par cent mille

périls êtes venus à l'occident

et à cette veille si petite


de nos sens, qui leur reste seule;

ne refusez pas l'expérience,

en suivant le soleil, du monde inhabité.


Considerate la vostra semenza:

fatti non foste a viver come bruti,

ma per seguir virtute e canoscenza'.


Li miei compagni fec’io sì aguti

par ce bref discours, à poursuivre la route,

qu'ensuite j'aurais eu peine à les retenir;


et tournant notre poupe vers l'orient,

des rames nous fîmes des ailes pour ce vol fou,

en gagnant toujours sur la gauche.


La nuit je voyais déjà toutes les étoiles

de l'autre pôle, et le nôtre si bas,

qu'il ne s'élevait plus du sol marin.


Cinq fois s'était rallumée, cinq fois éteinte,

lo lume era di sotto da la luna,

depuis que nous étions dans ce pas redoutable,


quando n’apparve una montagna, bruna

per la distanza, e parvemi alta tanto

quanto veduta non avea alcuna.


Nous nous réjouîmes, et la joie tourna vite en pleurs,

car de la terre nouvelle un tourbillon naquit,

qui vint frapper le navire à l'avant.


Tre volte il fé girar con tutte l’acque;

a la quarta levar la poppa in suso

e la prora ire in giù, com’altrui piacque,


infin che ’l mar fu sovra noi richiuso.»

Le collectif Poésie-Action est groupe de travail qui réalise chaque semestre des projets destinés à mettre en action des poèmes choisis par ses participant-es. L'objectif du collectif est de raviver les potentialités de sens propres à la poésie en les déployant sous forme de performances ou d'installations. Poésie-Action est une activité culturelle proposée par l'Université de Genève.